Des herbes folles au pied d’un mur de briques rouges empiètent sur le portail qui ne s’ouvre plus, de l’entreprise qui a fermé depuis longtemps. Frahuile SA lit-on encore, sur l’enseigne délavée de l’entrée cadenassée dont la peinture blanchâtre s’écaille et laisse apparaître la rouille ; le bleu très pâle de l’inscription a quelque chose de doux. De l’autre côté, on a monté un mur de moellons, de ceux qui condamnent portes et fenêtres des bâtiments désaffectés ; le mur de briques a dû s’effondrer de ce côté-là et on l’a remplacé pour empêcher les intrusions. À travers le portail fait de montants et de grillages, un terrain défoncé par les engins de décontamination. Des amas de terre en attente d’un départ vers ailleurs. Quelque chose de certains lieux de Montréal : briques rouges, encadrements d’ouverture blancs, chantier de déconstruction qui traînerait au rythme d’un territoire où l’espace ne manque pas. En face du portail, au bord du canal, une plate-forme qui devait servir d’appontement d’où sortent des canalisations rouillées munies de ces volants qui actionnaient des vannes mécaniques. Sur la plate-forme des plaques de fonte ; certaines sont déplacées et laissent voir l’eau du canal. Le cabanon qui devait régler l’accès au quai d’embarquement n’a plus que des murs, un toit de béton et une porte en fer rouillé. Le panneau de danger fixé à la porte n’est plus lisible ; il s’orne d’un prénom de fille vaguement bombé à la peinture blanche et d’un joli cœur rose, sous lequel est écrit CGT Bouches-du-Rhône, un petit autocollant récent.
Des enfants se baignent dans le canal, plongent depuis le quai, loin des pêcheurs qui les ont peut-être chassés. La photographe est là. Dès qu’elle les a vus, elle a réglé son appareil numérique sur noir et blanc pour que le beau soleil de cette journée de printemps ne la distraie pas de la sensualité des corps d’enfants, même dans ses images de contrôle. Ils sont très jeunes, dix ans, douze ans peut-être et jouent comme des gamins à regarder l’eau par les trous des plaques de fonte en se couchant à même le sol. Un plus grand s’approche, quinze ans peut-être, plus sensible à l’image qu’il donne. Il se détourne de l’objectif et montre son dos enfantin où les muscles ne se dessinent pas encore. La photographe leur a demandé leur autorisation, ils ont répondu oui, entre fierté d’être l’objet de son intérêt et crainte qu’elle trouble leurs jeux. Ce qu’ils font est toléré, mais interdit. Au moins, elle ne les dénoncera pas. Elle sait que ce moment ne durera pas. Elle pourrait être à Mogadiscio ou à Port-au-Prince ; elle est à Port-Saint-Louis-du-Rhône et elle saisit des instants d’éternité.