Le premier escalier de ma vie, c’est dans les bras de mon père que j’ai dû le monter, ou alors dans ceux de ma mère ou bien dans un couffin ; en fait je n’en sais rien, je n’avais que quelques jours et les yeux à peine ouverts. L’appartement accessible par l’escalier avait été prêté à mes parents alors que mon père était sans emploi et ma mère enceinte. Cet escalier (que j’ai revu ensuite pendant quelques vacances) m’a toujours paru des plus étranges : escalier intérieur qui n’avait pour fonction que de desservir l’étage d’une maison divisée en deux appartements par un héritage ; on entrait et on tombait sur un escalier et rien d’autre, au sommet de l’escalier un long palier-couloir meublé d’un lit étroit, puis une porte qui donnait sur la pièce à vivre (cuisine, salle à manger, salon), puis la chambre et sa grande alcove où étaient entassés meubles et vaisselle. Un cabinet de toilette avait été aménagé sous l’escalier. C’était coquet et agréable, et complètement différent des autres maisons du hameau, étrange, incongru. L’étrangeté, c’était sans doute celle d’un appartement citadin accessible par un escalier dans une maison paysanne d’un hameau auvergnat. L’étrangeté, c’étaient ces tantes célibataires et sans enfant, propriétaires de ces appartements qui leur servaient de résidences secondaires pendant leurs vacances de fonctionnaires. L’ étrangeté, c’était qu’il s’agissait de la maison de la tante Gal, morte avant ma naissance, dont personne dans la famille ne prononçait le nom sans crainte. Il m’a fallu presque toute une vie pour reconstituer l’histoire de cette tante Gal . Marie Louise Guyonnet, de son nom de jeune fille, était la fille aînée d’une famille paysanne pauvre qui se plaça comme servante chez un médecin lyonnais âgé et célibataire ; il la coucha sur son testament après l’avoir sans doute couchée dans son lit ; lorsqu’il mourut dans le très grand âge, elle épousa le fils d’un gardien de prison de Lodève, télégraphiste de profession, dénommé Joseph Gal ; le télégraphiste et la rentière se marièrent en 1899 et n’eurent jamais d’enfants ; c’est à la retraite du télégraphiste dans les années 1920 qu’ils revinrent s’établir chez le plus jeune frère de la rentière (qui deviendrait mon arrière-grand-père), puis achetèrent une maison dans le hameau, maison que reçurent en héritage deux de ses nièces qu’on appela mes tantes et dont une seule était ma grand-tante, l’autre étant une cousine plutôt lointaine. Combien de légendes et que de mystères autour de cette tante Gal ! On disait qu’elle aurait eu un enfant du médecin lyonnais, on disait qu’elle promettait son héritage aux seules femmes restées célibataires et sans enfant, on disait qu’elle avait toujours gardé sa plus jeune sœur auprès d’elle comme servante, on disait qu’elle menait grand train avec ses amis de Lyon et de Saint-Etienne, on disait qu’elle était méchante et hautaine, on disait que son héritage était considérable, on disait qu’elle avait tenu toute la famille sous sa coupe avec ses promesses. Une enquête est comme un escalier qu’on gravit marche après marche et c’est marche après marche que j’ai retrouvé les époux Gal retraités dans les états nominatifs de la population de Vollore-Montagne, puis le médecin lyonnais et sa servante dans la rue d’Ainay, puis l’acte de mariage avec le télégraphiste et son histoire à lui ; mais je n’ai encore trouvé aucune photo, ni son testament et le notaire de Caluire qui a reçu le testament qui l’a faite rentière ne m’a jamais répondu.